La peinture de Milica Kojcic (Militza Koytchich) dans les courants de l’art serbe

Milica Kojcic (Militza Koytchich) fait son entrée sur la scène artistique serbe au début des années quatre-vingt du XXème siècle. Dès ses premières apparitions, l'artiste manifeste son affinité envers la représentation figurée et la peinture au contenu anecdotique. C'est le moment où l'art dans notre pays « s'aligne » sur les tendances européennes. Au tout début des années quatre-vingt, juste après l'avènement de la peinture postmoderne sur la grande scène internationale, dans notre milieu artistique s'affirme également la « nouvelle peinture » portée par la trans-avant-garde comme forme la plus efficiente de l'interprétation des nouveaux rapports communautaires, sociaux et culturels dans le cadre défini par la crise politique et énergétique mondiale du moment. Ces tendances détectent et expliquent la sensibilité et la psychologie prédominante de vulnérabilité due à l’aliénation, pesant sur l'homme-individu dans le monde moderne.

Les premières œuvres de Milica Kojcic, réalisées et exposées à la fin de ses études à la Faculté des Beaux-Arts de Belgrade, présentent déjà un concept poético-philosophique clairement défini dans le contenu, la technique picturale et la forme. Dans un cycle de dessins complètement innovants pour l'époque, Milica Kojcic traite des problèmes existentiels de l'homme moderne. Sa préoccupation pour le destin des gens a ses propres particularités: les silhouettes représentées sont déformées de manière grotesque, elles portent presque toutes des fardeaux qui semblent « soudés » au corps, et même dans la plupart des représentations de groupes, ces créatures-monstres apparaissent seules et isolées. Ses compositions invoquent de manière suggestive l'esprit des anciennes scènes mythologiques, magiques et irrationnelles, créant ainsi l'impression de la seule illustration possible du quotidien, en sublimant la représentation de la réalité visuelle et contextuelle par l'interprétation de l'état d'âme qui régnait tout au long de ces malheureuses années quatre-vingt-dix du siècle dernier. De toute évidence, dès le début de son aventure créatrice, sa forte prédisposition artistique permet à Milica Kojcic de réagir de manière appropriée à l'actualité du monde au moment où le tournant des siècles et millénaires était à peine pris.

Une attitude conceptuelle établie très tôt, convaincante et clairement conçue, persuade la jeune artiste de la « justesse » de la voie artistique choisie. Milica Kojcic développe sa peinture avec dévotion et progressivement, avec de petites avancées logiques, insistant continuellement sur le perfectionnement et la précision de sa propre pensée artistique. Le changement le plus visible dans cette continuité est peut-être intervenu au milieu des années quatre-vingt-dix. C'est à ce moment-là que Milica oriente son œuvre du dessin vers la peinture, montrant ainsi que même en étant devenue un maitre dans l’art de la ligne forte, claire et assurée, elle pouvait encore enrichir son œuvre en exprimant sa grande sensibilité à la couleur mettant en valeur ses potentiels expressifs.

Durant toute sa création, depuis le tout début des années quatre-vingt et jusqu'au milieu de la seconde décennie du vingt-et-unième siècle, Milica Kojcic est en parfaite entente avec l’actualité du monde et de l'art. En contact avec l'époque contemporaine, elle est présente depuis de nombreuses années toujours de manière représentative dans la création artistique de notre pays, sans jamais avoir changé le postulat mythopoétique initial de sa réflexion artistique. La période en question a été témoin en effet de nombreux évènements historiquement significatifs et d’une importance capitale. Milica Kojcic a souvent présagé les évènements à venir à travers ses œuvres, ou, en tous les cas, a toujours su démontrer la vérité essentielle sur un certain nombre de changements et de situations existentielles. Il s'est avéré que les énoncés de Milica Kojcic ont été indispensables pour l’art de notre pays tout au long de la crise des années quatre-vingt, pendant les fatales années quatre-vingt-dix et la période de transition après 2000 – si ce n'est dans les gros titres de l’actualité (comme cela a été le cas durant « les années quatre-vingt »), alors certainement dans le soutien fondamental aux manifestations élémentaires d'une vision et interprétation authentique de la réalité. C'est pourquoi, dans cette seconde décennie du XXIème siècle, et après trois décennies entières de création artistique, nous sommes en mesure de constater que Milica Kojcic, à travers une présence continuelle, a été un acteur calme, discret, fiable et suggestif de l'art de notre époque.

Prélude: apprentissage et formation

Sa fascination précoce pour la peinture date déjà du temps où elle fréquentait l'école primaire dans son Svilajnac (Svilaïnatz) natal. Surnommée « peintre de fresques » par son institutrice, Milica se met à peindre et sculpter de manière plus intense tout au long de sa scolarité. Après le lycée à Svilajnac, elle prend la ferme décision de s'inscrire à l'Académie des Beaux-Arts. Ses parents sont néanmoins très réservés, regardant d’un œil méfiant cette profession qu’ils jugent peu fiable pour assurer les moyens de subsistance de leur fille. Alors qu’elle est adolescente, son père est amené à travailler deux ans à Paris, permettant ainsi à Milica de profiter des vacances d'été pour visiter le Louvre et de nombreux autres musées et galerie qui vont fortement l’impressionner.

Milica Kojcic acquiert une vraie première formation authentiquement liée à la peinture lors du stage de préparation à l'examen d'entrée à l'Académie des Beaux-Arts de Belgrade, auprès du grand pédagogue belgradois Sergej Jovanovic (Sergueï Yovanovitch) (Prague 1922 – Belgrade 1999), qui lui-même a parachevé sa formation à Paris, auprès du célèbre André Lhote (1950-1951). Son atelier à Banovo Brdo à Belgrade a été le point de rencontre d’artistes talentueux, jeunes et moins jeunes. Ce bref séjour à l'atelier de Sergej a été bénéfique pour Milica Kojcic: son talent s’est confirmé et libéré et c'est ainsi qu'à l'été 1977 elle est admise à l'Académie des Beaux-Arts de Belgrade.

Déjà durant ses études, dotée d’une personnalité créatrice particulière, l'artiste crée son univers personnel. Avec une précision extraordinaire, elle arrive à déterminer l'origine de ses intérêts précoces. Dans son entourage originel, elle découvre de nombreux motifs qui ont déjà germé dans sa conscience artistique dès sa prime jeunesse.

Dans un entretien accordé à la journaliste Silvija Camber (Silvya Tchamber) du quotidien « Dnevnik » de Novi Sad, l'artiste constate: « J'ai commencé à construire mon univers artistique, certes pas de manière tout à fait consciente, dès mon enfance, et c'est là que les cycles « Les gens et les fardeaux » ou bien « L'homme et la charge » ont vu le jour. Je me souviens de la bourgade de Svilajnac et d'un homme rôdant toujours dans les parages. Semblable à un monstre, avec un bâton sur le dos et des boîtes de conserve attachées par une ficelle, il était parmi d'autres passants, toujours présent. Son apparence m’avait profondément choqué. Les gens rejetés, qui ont quelque part fui la réalité m'ont toujours attirée et représentaient pour moi, et continuent toujours de représenter, une énigme philosophique, psychologique, artistique que j'essaye de résoudre. Ce sont des gens comme ça, symboles de fardeaux, ainsi que le déchiffrement de leurs destins que je fais apparaître à travers mon travail... ». Enfant, Milica Kojcic a eu l'occasion d'écouter des récits et des contes sur des créatures imaginaires, provenant notamment de la mythologie slave que l’on devine au travers des histoires et des contes populaires, ce qui a laissé une empreinte sur son imagination. C'est pourquoi il n'est pas surprenant d’entendre l’écho de ces récits résonner dans les peintures aux motifs contemporains, créant ainsi une poétique particulière de la fusion entre l'ancien et le moderne.

A l'Académie des Beaux-Arts, Milica Kojcic a étudié dans la classe du professeur Zoran Petrovic (Zoran Petrovich) (Sakule, 1921 – Belgrade, 1996). Le professeur Petrovic a accepté le mode de fonctionnement de Milica à l'Académie. Il a tout simplement senti sa singularité et il n'a que très discrètement participé à l'émergence et à la structuration de sa personnalité de dessinateur et de peintre. Le professeur a encouragé la déformation de la silhouette, car cela permettait de renforcer la puissance de l'expression, ce qu'il savait pertinemment pour l’avoir lui-même utilisé. Durant ses études à l’Académie, la jeune étudiante a été fortement marquée par un évènement. Le professeur Milan Damjanovic (Milan Damyanovitch) avait invité au cours du professeur Petrovic le célèbre esthète français René Passeron. Passeron avait un grand respect pour Paul Valéry, dont il soulignait dans les « leçons de poétique » « le dépassement de la pure subjectivité, en direction d'une très large méditation philosophique ». Alors qu’il examinait les travaux des étudiants, Passeron s'est attardé devant les peintures de Milica, les a analysées, y découvrant un grand nombre d'interprétations possibles. Cette « lecture » esthético-philosophique de ses toiles a, bien évidemment, beaucoup flatté la jeune étudiante, qui a alors ressenti le besoin impératif de se rendre à Paris. Années 1982 et 1983

Diplômée de la Faculté des Beaux-Arts en 1982 , Milica Kojic termine deux années plus tard ses études de second cycle dans la classe du professeur Zoran Petrovic. La fin de ses études correspond pour l’artiste à son entrée très remarquée dans le monde de l'art contemporain des années quatre-vingt. L'année 1982 est importante dans la biographie complète de Milica Kojcic, car c'est à ce moment-là qu'elle émerge sur la scène artistique comme une artiste à l'expression spécifique et clairement définie. Son expression est un mélange inhabituel entre le réel et le surréel. Son art possède des racines profondes – la jeune artiste-peintre dans ses dessins monumentaux inhabituels évoque sa propre lecture des histoires de la mythologie chrétienne entendues durant son enfance. Ainsi, elle exprime sa fascination et son émerveillement pour les scènes de ces récits en utilisant une expression artistique tout à fait personnelle, leur donnant ainsi un sens par la forme. C'est la raison pour laquelle dans sa peinture le réalisme figuratif n'épouse pas la construction et le caractère anatomique classique, bien que la représentation de la silhouette soit convaincante et définie avec précision. L'artiste évite la fidélité mimétique et déforme la silhouette dans l'expressionisme (l'expressionisme des formes), afin de réaliser une représentation authentique de l'homme et de sa condition au courant de ses évolutions quotidiennes. Le point de vue de l'artiste est limpide et engagé: toutes les silhouettes sont définies de manière caricaturale, réduite, acerbe, afin de suggérer les anomalies de la société qui pendant cette période entrait dans une sorte de restructuration. Il est évident que dès sa prime jeunesse Milica Kojcic possédait une détermination et des points de vue clairement définis.

Elle quitte les ateliers académiques comme artiste déjà formée. Lauréate du Prix de la fondation« Nikola Graovac, peintre » récompensant le meilleur étudiant en peinture de la Faculté des Beaux-Art, Milica Kojic est la première étudiante à recevoir ce prix instauré en 1982. La décision du jury d’attribuer ce prix à la jeune artiste a été motivée par les mots suivants : « son oeuvre se distingue par une certaine iconographie, parce qu'il est question d'une jeune artiste qui se penche sur les destins humains dans son travail et se distingue comme artiste engagé, comme excellent dessinateur avec un style créatif déjà bien défini » .

Le prix "Nikola Graovac, peintre" a apporté à Milica Kojcic une popularité subite. En effet, la fondation en question étant celle d'un peintre aussi populaire que Nikola Graovac (Nikola Graovats), et Milica Kojcic aparaissant comme une jeune artiste fort intéressante, les médias ont tout de suite manifesté envers elle une attention toute particulière. Un des médias rapporte que Milica Kojcic a investi le prix obtenu (180 000 dinars, somme considérable à l'époque) dans le financement de ses études de second cycle, auquel elle s'inscrit à l'automne de cette même année. En poursuivant ses études à Belgrade, Milica Kojic peut participer aux évènements de la scène artistique contemporaine. Dès l'automne de cette même année, elle expose au Salon d'octobre de Belgrade, lors de l'exposition traditionelle « Zlatno pero » (« La plume d’or »), et elle participe également à l'exposition au titre intéressant – « Artanimale ». Ses dessins et peintures sont très particuliers pour cette époque, surtout dans le milieu da la figuration belgradoise, traditionnellement envoutée par l'intimisme et l'esthétisme, se démarquant par leur « rudesse » dans cet art du début des années quatre-vingt du siècle dernier. Finalement, en 1982, Milica Kojcic organise sa première exposition individuelle dans son Svilajnac natal.

Milica Kojcic s'inscrit ainsi dans les courants de l'art serbe et yougoslave contemporain à partir du début de l'avant-dernière décennie du XXème siècle. L'art post-moderne est arrivé dans le milieu yougoslave à la charnière des années soixante-dix et quatre-vingt, comme l'a remarqué le théoricien slovène Tomaz Brejc (Tomage Breits), au moment où « a débuté la période de démystification du modernisme, quand certains de ses mécanismes idéologiques et manipulateurs ont été exposés au grand jour, et quand il est devenu un champ de l'histoire au travers duquel il est possible de voyager comme un nomade, en récupérant certaines formes ou représentations et en les utilisant pour des projections diverses postmodernes » . La conséquence la plus directe de ce processus a été l'abandon des projets artistiques analytiques actuels jusqu'alors, tandis que la manifestation la plus visible de ces évènements de la seconde moitié des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt du siècle dernier a été le retour à la peinture. Ce retour fut triomphant. Après une longue période, surtout après la période iconoclaste de l'art conceptuel, advient une forte réaffirmation de la peinture.

Dans de telles circonstances Milica Kojcic fait son entrée sur la grande scène artistique. Il a suffi de sa première exposition individuelle à Belgrade dans une modeste galerie enfouie dans un foyer d’étudiants à Karaburma (1983) pour qu'elle soit repérée et inclue parmi les représentants du nouveau phénomène artistique lors de l'exposition déjà mentionnée « L'art des années quatre-vingt » au Musée d'art contemporain. Lors de cette exposition, l'œuvre de Milica Kojcic a été présentée comme étant un facteur important aux caractéristiques modernes au niveau du contenu, de la forme et du sens métaphorique. Elle expose à ce moment-là en compagnie d'artistes que notre récente histoire de l'art a déjà confirmés comme étant les acteurs majeurs de l'art subjectiviste des années quatre-vingt, tels que les membres du Groupe Alter imago (Alavanja, Lusic, Nikolic, Prodanovic) et du Groupe Zestoki (De Stil Markovic, Mikic), ainsi que Laslo Kerekes, Mrdjan Bajic, Vesna Milivojevic, Marija Dragojlovic et deux collègues de la même génération que Milica: Vera Stevanovic et Dragoslav Krnjajski. A part ces jeunes artistes de l'époque, l'exposition comprenait aussi les œuvres de Bora Iljovski, Damnjan Pedja Neskovic, Milena Niceva, Milija Nesic, Gordana Jocic, Cile Marinkovic, Tafil Musovic et d'autres artistes qui, chacun à sa propre façon, en tant que précurseur ou bien acteur à part entière des nouvelles manifestations, complétaient la mosaïque d'une phénoménologie artistique complexe, basée sur les potentiels subjectivistes, qui caractérisaient le style postmoderne. En tout les cas, dans l'art belgradois, tout comme dans l'art yougoslave en ce début des années quatre-vingt du siècle dernier, se confirment les thèses de Jean Baudrillard, un des principaux idéologues de l'art postmoderne, selon lesquelles « plus personne n'a le privilège exclusif de la modernité, tandis que beaucoup ont le droit de participer de façon parallèle à la modernité », car, simultanément, « tout est actuel et tout est retro ». Milica Kojcic impose très tôt sa peinture comme un amalgame solide de caractéristiques contextuelles, formelles et métaphoriques. Par un dessin assuré, elle définit des représentations acerbes, parfois rigides, dans lesquelles les hommes sont (sur)chargés par le poids de leurs propres destinées. L'origine de ces motifs et de ces récits est enracinée dans le passé. D’où la constatation de Jadranka Vinterhalter (Yadranka Vinteralteur), commissaire au Musée d'art contemporain à l'époque : « Milica Kojcic est avant tout un dessinateur, et ses dessins aux formats extrêmes et à l’expression prononcée, surtout dans les contrastes noir-blanc, font apparaitre des créatures humanoïdes bizarres, et racontent des histoires plus bizarres encore – les souvenirs d'enfance » , tandis que Jovan Despotovic (Yovan Despotovitch) remarque: « L'ouverture et l'intéret pour les différents genres de mythologies du patrimoine historique et culturel sont manifestes chez Milica Kojcic, qui par une facture de travail rude et naïve et par une littérarité typique affichée dans ses scènes invoque ses propres réminiscences des histoires folkloriques sur d'effroyables monstres. »

Le caractère figuratif des dessins et des peintures de Milica Kojcic peut être interprété comme le désir et l'intention de l'artiste d'entrer en dialogue direct avec l'observateur. La représentation figurée est ici un large espace de possibilités, offert pour l'interprétation des messages de l'artiste. Par ailleurs, le motif confère une importance primaire à l'interprétation sémantique des peintures et « quand la représentation est construite dans la direction de la représentation figurée, elle simplifie le mécanisme de la réception » (René Payant). Par ses peintures aux silhouettes définies de manière radicalement caricaturale et inhabituelle, cette artiste parle de la vie pénible en ces temps de crise, au courant des années quatre-vingt. En même temps, toutes ces têtes animales accolées sur des corps humanoïdes, des représentations tronquées d'homme-buste, des silhouettes humaines sans bras – parlent de l'impossibilité d’atteindre une unité du monde, de la réalité fragmentée, du sens du monde pulvérisé (du monde de l'art également).

Ce sont ces motifs-là que l'artiste traduit dans son propre langage artistique. Son énoncé est expressionniste: il s'agit de l'expressionisme dans le contenu et dans la forme. Tout est imprégné d’un individualisme pictural et philosophique accentué, et relié à une sensibilité originelle envers la mythologie, envers les souvenirs collectifs au travers desquels, au courant de l'histoire, se reconnaissent de manière continue les destins répétés des différentes générations. C'est pourquoi tous ces monstres aux allures animales et humaines dans les dessins et les peintures de Milica Kojcic existent dans un espace non-attribué et en dehors du temps, et ainsi conçues et réalisées, ces œuvres excitantes, parfois même boulversantes, véhiculent un fort sens métaphorique.

Il est évident que les années 1982 et 1983 ont été très importantes pour le futur développement de l'art de Milica Kojcic. Dès le tout début de son aventure créatrice, la jeune artiste-peintre a établi, et lors des apparitions publiques a confirmé, sa propre intégrité artistique. Cela dit, le concept visible au niveau du contenu, de la forme et de l'approche poético-philosophique de ses œuvres était presque en total accord avec les évènements en cours sur la scène artistique du moment. Dans « l'art des années quatre-vingt »

Il est important de noter que Milica Kojcic a participé à l'exposition « Nouvelle image de la peinture » à la Galerie contemporaine du Centre culturel « Olga Petrov » à Pancevo, durant l'été 1984. Cette exposition a démontré que la situation autour du dessin a considérablement changé, surtout par rapport à la période précédente, néo figurative. L'exposition de Pancevo a été montée afin de souligner le poids individualiste et subjectiviste renforcé du dessin comme moyen d’expression à part entière. Car la motivation principale des artistes du début des années quatre-vingt du siècle dernier n'était plus de confirmer le monde tel qu'il était (ce qui dans l'idéal réaliste radical de la néo figuration était le vrai but), mais d'exprimer son propre subjectivisme devant les impulsions de ce monde et devant l'esprit du temps dans lequel l'artiste évolue et crée. Une telle conception de l'exposition « Nouvelle image de la peinture » correspondait bien évidemment tout à fait à la conception des dessins de Milica Kojcic. Pour être tout à fait honnête, elle n'appartenait pas au groupe d'artistes d'actualité du moment participant à cette exposition, dont le geste artistique se distingait par un élan expressif, un flux libéré de lignes (et de couleurs), ainsi que par le conglomérat spécifique des matériaux les plus divers dans des espèces de dessins-assemblages. Milica est arrivée parmi les acteurs « de l'art des années quatre-vingt » par un expressionisme à l'origine différente, et pourrait-on dire, beaucoup plus profonde. C'est un expressionisme à l'atmosphère et au contenu lourd et sourd, aux traits décidés et bien solides qui est tracé par la main de l'artiste, mais aussi par la force et la détermination du destin, invisibles mais pleinement présentes. C'est, enfin, un expressionisme de la forme, par lequel l'artiste définit le monde des relations humaines, un monde douloureux et tragique, un monde à la réalité désagréable et constamment en péril. En même temps, ces dessins servent à appréhender les situations de la vie quotidienne d'une manière ironique, à s'exprimer de manière satirique ou bien à présenter en se moquant les illusions humaines et l'incapacité à s'adapter. Il s'agit d'un subjectivisme à part, d'une sensibilité artistique particulière, de dessins monumentaux par lesquels l'expression de Milica rejoint de manière représentative la philosophie de « l'art de l'opulence » qui caractérisait l'atmosphère du « nouveau tableau » et de tout « l'art des années quatre-vingt ». L'exposition individuelle à la Galerie du Centre culturel de Belgrade en 1984 confirme de manière encore plus convaincante le potentiel artistique de Milica Kojcic. L'artiste a nommé cette exposition « Les railleries » caractérisant ainsi tout un cycle de ses travaux. Dans le texte du catalogue, le grand peintre Mica Popovic (Mitcha Popovitch) remarque que Milica Kojcic « a été un étudiant brillant, mais qu'elle a pour ainsi dire de manière imperceptible, dès la fin de ses études démontré son indépendance, une attitude personnelle reconnaissable, prouvée par la peinture dramatique et contemporaine et qui dès la première exposition devint incontournable. Dans les tableaux de Milica Kojcic il n'y a pas de belle peinture qui comprend de la matière soignée et de l'esthétisation au pinceau, il n'y a pas de beaux rapports gratuits à la peinture se suffisant à eux-mêmes et indépendants du sujet : elle est parcimonieuse dans l'embellissement du tableau pour que la forte amertume de l'expression ne soit pas couverte par le vernis esthétique. » Cette remarque est importante car elle propose une lecture différente et de meilleure qualité de ces dessins; elle renvoie vers l'universalisme des allégories et des métaphores de Milica, et ainsi en même temps reconnait son œuvre comme le geste d'un artiste éveillé et engagé, capable de diagnostiquer les caractéristiques du temps dans lequel il vit et crée. Les dix premières années où elle expose traduisent une évolution continue. Lors de l'exposition au salon du Musée d'art contemporain de Belgrade en septembre 1987, Milica Kojcic démontre en effet qu'elle est une artiste qui avance dans la réalisation de ses intentions picturales et artistiques. Même si cette période semble courte (1983-1987) pour pouvoir parler de changements dans la continuité, ceux-ci ont bel et bien été remarqués.

Radmila Matic-Panic (Radmila Matitch-Panitch), auteur du texte pour la catalogue de l’exposition écrit: « Milica Kojcic, comme chaque vrai artiste, ressent le besoin d'explorer ses propres particularités, sa mythologie personnelle, qui est le gage de son existence créatrice. Guidée par une intuition précise, elle définit le degré de son expression artistique par un style reconnaissable et par une symbolique personnelle dans lesquels une espèce de création fantastique mêlée d'horreur mythologique trouve ses origines, au travers de la tradition populaire des début de la christianisation slave et des temps paganiques. Son œuvre est traditionnelle du point de vue de son attachement à la représentation de l’homme, à son existence physique concrète, mais moderne et contemporaine par la transfiguration de ce caractère concret en symboles. Ses peintures sont des espaces dans lesquels se développe la poétique d'un art de la peinture particulier, qui cherche une identité individuelle, une authenticité et non pas une actualité du style. »

L'exposition au Salon du Musée d’art contemporain montre une nouvelle facette de son travail – les peintures. Bien qu'entre-temps elle les ait exposées de temps à autre, c'est ici qu'elles sont présentes de manière plus complexe. Il s'agissait en majeure partie de formats monumentaux. Les solutions iconographiques sont restées les mêmes, c'est-à-dire déjà connues dans ses compositions dessinées, mais les peintures ont apporté une nouvelle espèce de purification de l'idée fondatrice. Les silhouettes et les personnages sont simplifiés, définis presque avec une modestie symbolique, sans détails et précisions. Une telle constitution de ces compositions attire l'attention de l'observateur vers l'essence même (de la toujours ferme) expression anecdotique, par laquelle l'artiste dépeint ses propres idées sur la société dans laquelle elle vit. L'innovation la plus marquante est certainement la couleur. La façon dont l’artiste affirme sa sensibilité à la couleur est très intéressante. La couleur est présente dans une forme étrangement crue, primaire, avec des valeurs dosées, juste assez pour être fonctionnelle dans la définition de l'idée ou du message initial. L'artiste a démontré sa capacité à maîtriser la couleur d'une manière très sensible. Ce n'est que plus tard, dans la période ultérieure de sa création, que ce collorisme radical déroutant va flamboyer de toute sa puissance et de toute sa force picturale.

Dans « l'art des années quatre-vingt-dix »

L'art de Milica Kojcic s'est essentiellement formé dans l'ambiance post-moderne de « l'art des années quatre-vingt ». C'est un art qui a été initié au tout début de la décennie, après la fin de la domination de l'art analytique et « immatériel » de l'art conceptuel de la décennie précédente. Dans le texte inspiré du théoricien d'art slovène Tomaz Brejc, on constate que le modernisme est démystifié, et que son retrait était conditionné par l’échec des mouvements gauchistes sur la scène internationale et par l'arrivée de la droite, par le crash du réal-socialisme institutionnel, par l'arrivée des nouveaux nationalismes et de la crise énergétique. Tout cela présageait que l'art allait se retirer du centre des préoccupations de la société. La réaction des postmodernistes a été violente et subjectiviste – l’élan volontaire expressif voulait en réalité symboliquement anéantir un tel monde, en affrontant la récession générale par une « image d'opulence », en utilisant un plus grand nombre de données contextuelles et picturales dans un tableau pour présenter et permettre un dépassement spirituel du sentiment généralisé de crise de l'époque. Dans ce contexte sont apparues de nombreuses mythologies individuelles, car l'artiste s'occupait de plus en plus de soi-même et de son public, abandonnant la relation existant jusqu'alors entre l'art et la société. Milica Kojcic a été l'un de ces artistes qui se sont affirmés dans ce galimatias contextuel. Déjà ses premières apparitions soulignaient son individualisme, sa mythologie et son iconographie particulières, sa capacité « en peignant une chose – de parler d'autre chose », et de cette manière d’explorer et d’exprimer le monde et l'ambiance dans laquelle elle vit et elle crée.

La continuité de sa formation durant les années quatre-vingt est assurée par une suite d'évènements: en partant de son exposition de fin d’étude à la Faculté des Beaux-Arts de Belgrade (1982), pour laquelle elle reçoit un prix, en passant par l'exposition « Les Railleries » à la Galerie du Centre culturel de Belgrade, sa participation à l'exposition « L'art des années quatre-vingt » au Musée d'art contemporain (1983), son exposition individuelle au Salon du Musée d’art contemporain (1987), l’attribution de la Plaquette d'or pour la peinture lors de l'exposition à la galerie ULUS (1988), et jusqu’à la petite exposition dans son village natal de Doublje (près de Svilajnac), à l'occasion du centenaire de l'école primaire où Milica était scolarisée et où s'enracinent tous les contes qui « surgissent » de la blancheur de ses dessins et peintures. Les changements advenus sur la scène principale de l'art contemporain, énumérés plus haut, n'ont pas influencé considérablement la continuité de la peinture de Milica Kojcic. Sûre de son propre concept, ne ressentant pas le besoin ni n’ayant l'intention de changer quoi que ce soit, elle poursuit sa création artistique, convaincue de la justesse de ses aspirations. A un moment donné, ses pressentiments, définis à la manière des mythes traditionnels, deviennent réels et vrais. Les évènements tragiques de la fatale dernière décennie du XXème siècle, ont, hélas, promu les peintures de Milica comme anticipation visuelle des évènements d'actualité: toutes ces silhouettes portant un fardeau, toutes ces « Caravanes » et voyageurs vers l'inconnu, qui cheminaient sur ses peintures, sont soudainement apparus dans la réalité. Toutes les vraies colonnes de réfugiés, de gens confus et perdus avec leurs « biens » récupérés dans la précipitation, toutes ces victimes des conflits guerriers en Yougoslavie (1991-1995) sont venu, d'une manière muette, confirmer une intuition artistique et picturale très forte et suggestive de l’artiste. C'est pourquoi, l'avis de l'historien de l'art Petar Petrovic noté dans son texte « Sans embelissement » au sujet des peintures de Milica sonne juste: « Ses silhouettes aux formes réduites, deformées avec insistance, dans leurs processions et leurs déambulations secrètes magico-rituelles, semblent faire le pont entre des temps très anciens (paganiques) et l'époque contemporaine (salopardique), les unissant dans la cruauté, le sarcasme et l'aliénation » .

Pour toutes ces raisons, durant « l'art des années quatre-vingt-dix », défini dans notre critique de la peinture sous le terme « les hiatus du modernisme et du postmodernisme », Milica Kojcic n'avait aucun dilemme. Ne choisissant pas entre le concept moderne ou post-moderne, ayant pleinement conscience que la conception de son art a été réalisée dans un post-modernisme déjà fleuri, riche de nombreuses possibilités opérationnelles (subjectivisme, expressionisme, éclecticisme, anachronisme, possibilité de reprise des références de l'histoire de l'art), elle a choisi le dessin et la peinture qui peuvent être, mais pas obligatoirement, reliés à un concept ou style « général », persuadée que ses créations à l’iconographie rationalisée mytologique et poétique ont de vrais liens forts avec la réalité, avec le quotidien, avec un réel traumatisme social qui a marqué la fin d'un malheureux siècle, et pas seulement dans notre histoire.

C'est pourquoi, durant cette période, en plein milieu de « l'art des années quatre-vingt-dix » inexpressif, elle crée patiemment son expression sourde, réprimée et retenue dans toutes ses silhouettes disgracieuses de malheureux qui, en réalité, symbolisent l'homme de la réalité actuelle. Sans avoir eu la prétention de rejoindre la scène majeure de l'art serbe, elle a consciemment protégé sa propre intégrité artistique, ressentant qu'elle était en pleine complicité avec l’air du temps dans lequel elle crée, que son œuvre de dessinateur et de peintre possèdait l'authenticité et l'originalité. Pour cette raison, surtout au courant des années quatre-vingt-dix et des décennies qui s'en sont suivies, il est devenu évident que Milica Kojcic a créé toutes ses représentations et formulations thématiques et picturales de façon très préméditée, par étape et avec une fin, et que son œuvre démontre une harmonie et une « balance entre l'inspiration (comme générateur d'action temporaire et non permanente) et l'intellect » (P. Petrovic).

Un changement graduel mais considérable est intervenu à l'intérieur de ce comportement quant à la forme. Notamment, à partir du dessin qui a toujours été une constante primaire dans la création de l'artiste, avec le temps Milica Kojcic a « conquis » la peinture. Ceci est devenu visible vers le milieu des années quatre-vingt-dix. Le changement a été inauguré par l'exposition à la Galerie ULUS à Belgrade, en avril 1995, et c'est le critique d'art Sreto Bosnjak (Sréto Bochniak) qui s'en est rendu compte: « A la place du trait propre, clair et précis qui renferme une forme également remplie d'éléments de dessin, apparait et se développe maintenant de plus en plus une forme qui définit et imagine la matière picturale par les moyens de la peinture, par la pâte colorée apposée en couches épaisses, qui transforme la surface délimitée par la forme en un évènement purement pictural. En parallèle, on devine aussi l'élargissement (ou le changement) de la couche thématique du tableau: le nombre d'acteurs dans les scènes diminue, les scènes maintenant acquièrent un nouveau sens existentiel plus profond à l'aide de certains attributs et symboles. » Cela dit, ce même critique remarque encore un changement, beaucoup plus subtile, auquel l'artiste est arrivé durant cette transition particulière du dessin vers la peinture: « Le dessin sur lequel repose la réalité de la silhouette, qui est au début précis et solide, progressivement se transforme en une composante de la structure du personnage (comme donnée picturale) et accepte une relation pacifiée avec la couleur, la matière, le contraste et l'espace. C'est ainsi que la silhouette et la scène deviennent plus fluides, picturalement plus riches, sémantiquement plus complexes. Ceci se reflète inexorablement aussi sur le niveau cognitif de l'œuvre: au départ il s'agissait d'ironie, de sarcasme, d'allusion à certaines réalités dominantes de l'être dans le monde – pour devenir plus tard une forme de suprématie de l'esprit sur les monuments périssables de la superstition moderne. »

Les évènements fatals des années quatre-vingt-dix du siècle dernier ont fait que l'art de Milica Kojcic est devenu « prémonitoire », car sur les « écrans » de ses peintures des années quatre-vingt et durant les premières années de la décennie quatre-vingt-dix elle a illustré tous ces « rapports » sur les persécutions, les déplacements forcés de populations, les destins des sans-abris, les destins maudits des gens jetés dans les tourbillons des évènements historiques tragiques. Bien entendu, l'artiste traitait des thèmes universels de la vie et du destin humain. Mais la force de son expression n'est pas seulement dans cette anticipation suggestive réalisée, mais aussi dans le message universel transmis selon lequel l'homme doit se battre pour être maitre de son destin. La transition du dessin vers une authentique expression picturale, visible vers la moitié de la dernière décennie du XXème siècle, ainsi que la généralisation de tous les éléments du motif peint, la libération de la précision dans l'interprétation et la représentation des créatures oniriques et mythologico-poétiques, caractéristiques pour son art, ont réorienté la démarche de la peinture métaphorique et du pouvoir de persuasion par l'expression artistique de Milica Kojcic vers des « messages » au caractère et au sens universels.

Ce changement a eu ses raisons. L'artiste en personne en a témoigné lors d'une interview: « Ma peinture a depuis toujours été un mélange entre l'ancien et le contemporain. Je me suis efforcée à créer ma propre poétique personnelle. Déjà comme jeune artiste, j'avais la sensibilité et l'intuition de pressentir le temps qui va arriver, que nous ne voyons pas encore mais qui est déjà présent. J'ai essayé de représenter ce que je ressentais et non pas de rendre ma peinture narrative. Lorsque la réalité des années quatre-vingt-dix s’est imposée, elle a dépassé l'univers de mes peintures. C'est là que je me suis retrouvée confrontée à la vraie réalité sociale. J'ai réalisé que je peignais ce qui allait arriver. J'ai pris peur de ma propre vision et j’ai commencé à peindre d'autres motifs » .

Et en effet: dans les peintures réalisées dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, d'autres motifs font leur apparition. Le procédé reste le même, le degré de stylisation figurative garde la notion de rapport critique envers l'homme et ses actes. Mais, l'ambiance du tableau change, dans le sens contextuel et pictural. Pour la première fois apparaissent des vues urbaines: Milica peint une représentation architecturale avec des passages voûtés, des sorties, des portes et des escaliers par lesquels circulent et fonctionnent des hommes aux silhouettes et à l'aspect caractéristiques. Le monde de ses peintures réalisées jusqu'alors n'a pas disparu, il a juste vécu une transformation, il s'est rapproché de la vie de tous les jours, des situations et manifestations ordinaires. Plus important encore – ce monde est peint de manière beaucoup plus libre, il est plus puissamment coloré, plus gestuel et plus détendu.

Comme nous l'avons déjà constaté, Milica Kojcic est un peintre de la continuité. Son expression est formée par un langage pictural et un dessin caractéristiques, toujours dans le cadre de solutions motivées personnalisées. Le changement intervenu vers la fin des années quatre-vingt-dix, donc vers la toute fin du XXème siècle, n'est pas perceptible au premier abord. La peinture de Milica a évolué lentement, d'un tableau à l’autre, dans une longue transition de tous ses éléments. Tout simplement, aussi bien dans le contenu que dans les domaines expressifs picturaux de la peinture se reflétaient les signes du murissement humain et artistique de l'artiste. L'intuition est de plus en plus « soutenue » par l'expérience et les impulsions du monde contemporain ne sont plus acceptées par une réaction spontanée, mais elles sont « vérifiées » par la peinture, par son organisation structurelle et esthétique. Dans ce sens, la remarque du critique Andrej Tisma (Andreï Tichma), prononcée à l'occasion de l'exposition à Novi Sad en 1997, est très significative: « La peinture de Milica Kojcic se distingue par une simplicité similaire au style de Giotto, avec des silhouettes sur fond neutre, une narrativité rousseauiste naïve, le symbolisme byzantin des couleurs, compris entre le bleu et l’or... mais la couleur n'est certainement pas le but et le résultat ultime de cette peinture critique et engagée. Elle passe au second plan, comme une virtuosité technique, ce qui donne parfois à ces travaux une illusion de brutalité et de nonchalance. Mais, c'est surtout cette nonchalance, caractéristique pour la peinture de Milica Kojcic, qui est ici nécessaire pour faire paraitre spontané, désinvolte, facile et sincère tout un système de messages et de signes, autrement l'engagement de l'artiste serait trop dur et déterminé. On n’aurait pas alors devant soi de l'art, mais un panneau de propagande. » Juste après les bombardements de l'OTAN contre la Yougoslavie en 1999, Milica Kojcic a organisé une exposition au Palais de l'Institut du peuple serbe de Sremski Karlovci, dans le cadre de l'exposition permanente du Légat de la création serbe dans le monde. Les circonstances durant lesquelles cette exposition a eu lieu, à un moment où se sont condensés de nombreux évènements vers la toute fin d'un siècle réellement malheureux, ont clairement contribué à démontrer que Milica Kojcic était une de ces artistes silencieuses et autoritaires qui ont eu le devoir, tout à fait justifié, de résumer par leur œuvre les réflexions spirituelles du siècle. Car, comme le disait Petar Petrovic (Pétar Pétrovitch) dans la phrase de conclusion de son texte dans le catalogue de l'exposition de Sremski Karlovci mentionnée plus haut, « ses peintures ne sont pas soumises à l'embellissement, à l'esthétisme dans l'esprit de l'art-pour-l'art, ou bien aux penchants pour la mode de la peinture contemporaine, au contraire, elles tentent d'une manière bien réfléchie, clairement et directement, par leur expression picturale indéniablement autonome, d'exprimer une attitude éthique et esthétique engagée ».

Après l'an 2000.

A la croisée des siècles, c'est la réalité des nouveaux médias qui devient prépondérante. Le monde et l'art contemporain sont dominés par l’image technologique qui n’est pas le produit de la main humaine, qui se transforme par la production, pénétrant ainsi dans le monde de l'art et dans le domaine de la culture. Dans un tel contexte, sans prétention, pour ainsi dire discrètement, se manifeste à nouveau le besoin d’avoir la peinture comme produit de l'esprit humain et de la main humaine. Ainsi se confirme en fait le besoin d’avoir un art qui va offrir à nouveau une expérience artistique intégrale et une interprétation du monde – à la place d'un substitut de réalité virtuelle ou d'une attitude analytique partielle. Comme dans les décennies précédentes, Milica Kojcic a pressenti tous ces changements. La problématique de l’image est visible dans son cycle de peintures « Expositions et observateurs »: le tableau et la peinture deviennent maintenant le sujet de l’œuvre. Il est en effet tout à fait évident que le phénomène de l'image est devenu un des plus importants dans le monde contemporain. Dans un sens sociologique, l'image devient le support principal de toutes les informations et nouvelles connaissances, elle devient l'élément principal de toute la culture visuelle. En même temps est intervenue la menace de la virtualisation des systèmes informatifs, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de manipulations possibles. On arrive à visualiser tous ces éléments devant les tableaux du cycle « Expositions et observateurs ». A sa façon caricaturale caractéristique, Milica Kojcic s'occupe de façon explicite de la problématique de l'image. Ses représentations ont une apparence et un caractère spécifiques – des personnages humains étranges en compagnie de toute une ménagerie, tous dans des postures inhabituelles, passent devant des images. Cependant, il n'est souvent pas clair qui observe et « contrôle » : est-ce les observateurs qui contemplent les images, ou bien les images qui observent les spectateurs. Des références à l'œuvre d'Orwell sont ici également clairement visibles. Malgré cela, ce cycle d'œuvres de Milica Kojcic témoigne d'un certain relâchement, d'une diminution de la pression existentielle dans une période de nouvel espoir d'après-guerre. Dans ces tableaux il y a une totale harmonie entre les formes, le contenu et le procédé – l'artiste s'efforce à travailler sur une peinture chargée de sens et de possibilités artistiques. Après la retenue et la discipline ascétiques des peintures réduites, réalisées pendant ces quinze dernières années, Milica Kojcic en a graduellement changé la structure. C'est ainsi que l’on découvre dans cette série de peintures une forte charge de couleurs, une nouvelle et forte expressivité on y voit même une joie de peindre et de créer à nouveau retrouvée.

Parallèlement, dans son exposition à la galerie Qucera au Centre culturel de Rakovica, en mai et juin 2006, Milica Kojcic affiche un changement d'attitude également par rapport au dessin. « A la place de la ligne de contour forte, continue et assurée qui encerclait les formes figuratives, dans ses nouvelles œuvres on retrouve majoritairement une ligne beaucoup plus fine, plus sensible, même plus dansante. Par les rapports simultanés entre la ligne noire et la blancheur du papier est souligné le caractère tragique des représentations dessinées. D'une manière parfaitement discrète, l'artiste de temps à autre dans certaines œuvres rajoute des soupçons de couleur et de coloration réduite qui soulignent l'atmosphère intime des scènes peintes. Quant à la forme, il s'agit ici d'un dessin classique dans lequel la ligne tient le rôle principal. La ligne est souveraine dans la description de la figure, elle est crédible dans la documentation du vu et du vécu, mais elle est en même temps incontestable dans l'expression d'une sensibilité artistique. Milica Kojcic par ses dessins exprime une sorte d'expressivité forte mais jamais trop bruyante. Milica voit et dessine tous ces gens de manière complice, ils font partie de sa biographie, et des nôtres également. C'est pourquoi dans toutes ces lignes, tous ces traits, tous ces mouvements et traces en pointillés on retrouve beaucoup la vraie tragédie et le sort qui unit tous nos destins dans un moment de crise d'époque à la croisée des siècles et des millénaires. Ce qui peut servir de consolation – les gens habitant les dessins de Milica n'ont qu'une seule expérience – celle du dessin. La ligne est leur seule désignation existentielle. La ligne constitue le squelette, le système sanguin, les nerfs... La ligne véhicule et donne vie à ce qui nous rapproche de cet art, ce qui nous rapproche de l'artiste, qui a eu la force de laisser passer à travers sa propre âme toutes ces manifestations du destin du monde et du temps dans lequel nous vivons, et de nous les présenter ensuite comme une sublimation en dessin ou peinture, en création, comme une sorte de signe d'humanité qui nous est tellement nécessaire et que seule l’art vrai peut nous offrir. »

Néanmoins, le changement le plus radical est peut-être affiché par Milica Kojcic en décembre 2007, avec l'exposition à la galerie Zlatno oko (L'Oeil d'or) à Novi Sad. « Jusque-là, les silhouettes humaines et autres constituaient un monde spécifique à part par lequel cette artiste essayait de peindre une face cachée de la réalité, et de cette façon particulière de reconnaître et caractériser les rapports entre les gens. C'est pourquoi dans ces représentations beaucoup de choses rappelaient des espèces de carnavals, des commentaires expressifs caricaturés du monde et du temps dans lesquels nous avons vécu, monde d'une crise qui dure et qui transforme.

Dans les œuvres réalisées vers la moitié de la première décennie du XXIème siècle, l'iconographie de Milica Kojcic a discrètement changé. Le tableau est toujours rempli d'un grand nombre de silhouettes représentées dans un espace intemporel et dans une perspective spécifique « aplatie ». Mais, en lieu et place des animaux bizarres et des monstres humains, le tableau est rempli de corps sains, droits, forts et en bonne forme physique. Les silhouettes humaines dans des postures les plus diverses sont dédiées à une autre et différente atmosphère, elles sont dédiées à l'idée du pouvoir de l'homme capable de maîtriser ses agissements, sa vie, son destin. Cela étant dit, les tableaux en question possèdent une bonne dose d'ironie et de criticisme, ce qui est par ailleurs, une des spécificités centrales de l'œuvre globale de Milica Kojcic.

Au sens pictural il s'agit de compositions lapidaires mais dansantes, de coloration simple, d'un registre réduit de couleurs « pures » utilisées (rouge, rose, noir et blanc), d'un récit pictural réduit. Ainsi cette artiste est souveraine dans sa façon de « présenter » ses propres idées contextuelles et formelles. Elle s'efforce maintenant d'agir sur les spectateurs de ses peintures presque aussi directement qu'avec une affiche, d'exprimer d'une manière vraiment pas compliquée son propre point de vue humain et artistique.

Milica Kojcic a réorganisé l'espace de la galerie Zlatno oko (L'Œil d'or) par ses œuvres – par une peinture murale et une peinture au sol elle a créé une ambiance inhabituelle dans laquelle les compositions peintes acquièrent une certaine complexité de sens. Dans un contexte pareil, cette œuvre définit clairement son propre caractère urbain. Car, cet espace n'est pas « décoré » par une fresque monumentale et par un tapis peint, au contraire, ces deux formats monumentaux contiennent un assemblage simultané de sens et de messages mis en œuvre par un procédé visuel authentique et limpide, qui enveloppe l'observateur-visiteur de cet espace. Ainsi l'observateur, ou bien le « consommateur » de ces peintures, est incorporé de manière complexe dans le monde d’une appréhension différente, spécifique, mais tout de même critique vis-à-vis du quotidien. Avec tout cela, Milica Kojcic développe ainsi son propre langage artistique, une structure basée sur l’influence émancipée des éléments picturaux, aussi bien que sur une particularité tout à fait clairement définie au niveau du contenu, de la forme et de la poésie. » C’est justement cette individualité créatrice et cette particularité artistique qui ont assuré à Milica Kojcic une place honorable dans l'art serbe de la fin du siècle dernier et du début du siècle courant.

A la place de la conclusion

Depuis son apparition sur la scène artistique yougoslave au début des années quatre-vingt du siècle dernier, à partir de la période prélude de sa création, Milica Kojcic a constamment affiché une singularité artistique forte et expressive. Ses motifs merveilleux, aux intonations mythopoétiques, ont, dès le début de son aventure créatrice, été considérés comme preuve d’une maturité inattendue de sa créativité artistique, tout en étant reconnus comme une sorte d’anticipation des évènements, qui se sont fatalement réalisés dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier. Au milieu desdites années quatre-vingt-dix, l'artiste a, selon ses propres dires, eu peur de sa propre intuition et elle a entamé un nouveau cycle créatif, en explorant les motifs des passages, des sorties, des tunnels – tout en espérant une société différente et meilleure. Et en effet, après toutes les souffrances endurées, les grands changements démocratiques sont advenus. Dans ce nouveau contexte social et artistique, la peinture de Milica Kojcic s'est développée de manière continue, participant de manière constante aux évènements d'actualité sur notre scène artistique... En même temps, pendant cette même période, la peinture de Milica Kojcic représente une critique permanente de la réalité de notre quotidien.

Pendant toutes ces années d’activité, Milica a également vécu à Paris, où elle a peint et exposé ses œuvres. Une exposition à la galerie Place de la République, réalisée par Ksenija Cuk (Xenia Tchuc), artiste et galeriste yougoslave, la mène vers Kold Zare, riche galeriste d'origine juive, qui, exaltée par les peintures de Milica, la recommande à Teriju Boskeru, propriétaire de la Galerie Espace Trans'art, qui venait d’ouvrir à ce moment-là. Cette galerie se situait à la Bastille où les nouvelles galeries d’arts fourmillaient à l’époque. A partir de 1986 et jusqu'en 1990 Milica Kojcic a été membre permanent de la Galerie Espace Trans'art qui fonctionnait si bien grâce à l’équipe de peintres dont avait su s’entourer le galeriste Bokser. Cependant, après 1990 Bokser vend sa fameuse galerie qui bientôt cesse son activité.

Néanmoins, Milica s'est bien intégrée à Paris. Certaines expositions auxquelles elle a participé ont été très remarquées, comme celle de la Galerie Royale qui a accueilli en 1994 l'exposition « Les artistes du Danube ». Dans un certain sens, les expositions d’œuvres d'artistes yougoslaves vivant et travaillant à Paris sont également attractives. Milica Kojcic a eu six expositions individuelles dans différentes galeries parisiennes, où son style particulier attirait l'attention des observateurs et des acheteurs. Il est important de souligner l'exposition commune avec l'artiste japonais Seizo Okunaka, car cette exposition a démontré l'appartenance du concept de Milica aux courants universels de l'art mondial. Grâce au choix lucide du couple d'artistes, un dialogue inattendu mais extrêmement intéressant entre leurs œuvres respectives a été établi, mais aussi un rapport impressionnant entre deux cultures tout à fait différentes, démontrant que la bonne peinture, sans égard à son origine, instaure et émet très vite des messages compréhensibles et efficients.

Il est en effet possible de définir la peinture de Milica Kojcic de « bonne peinture », en l'analysant conformément à la méthode du théoricien français Etienne Souriau, estimant qu'une bonne œuvre d'art doit posséder trois niveaux clairement définis et visibles. Le premier est le contenu – qui dans cette œuvre est exprimé clairement et explicitement dans chaque motif « peuplé » de gens qui sont les porteurs principaux de l'action du contenu. Chacune de ces silhouettes déformées dans l'expressionisme possède un riche « profil psychologique », ce qui donne au contenu de la peinture des possibilités insoupçonnées pour rappeler différents thèmes problématiques à caractère social, psychologique et philosophique. Le second niveau concerne la forme de l’œuvre, dans le cas présent du dessin ou de la peinture. Concernant la forme, ici tout repose sur la fonctionnalité des éléments picturaux – dans le dessin le rôle principal appartient à la ligne. Ferme, tracée avec assurance et fiable dans l'interprétation, la ligne de contour traduit fidèlement toutes les intentions de l'artiste, car la silhouette humaine est souvent intentionnellement déformée, ce qui se traduit le mieux justement par une telle ligne tracée de telle façon. Dans la peinture, en plus de la ligne, l'utilisation propre de la couleur est primordiale (souvent même dans son aspect et état primaires). Le critique Tisma (Tichma) a remarqué que Milica Kojcic avoisine le concept du style de Giotto et atteint le symbolisme byzantin des couleurs. Flamboyante dans sa force expressive, réduite dans le traitement de la surface, la couleur permet de philosopher de manière claire et suggestive en poésie et métaphores sur tous les sujets et contenus choisis.

Finalement, de tout cela découle le troisième niveau tel que défini par Souriau: la charge émotionnelle. Chez Milica Kojcic il est question d'agitation expressionniste, d'émotions réellement puissantes, même mordantes, parfois franchement bouleversantes. En utilisant l'expressionisme de la forme et une charge renforcée de couleurs, Milica offre à l'observateur des émotions provoquées par une profonde expérience de la réalité, transmettant en même temps de vrais messages humains bien intentionnés. La synthèse invisible mais perceptible entre la surface extérieure montrée du tableau et la riche stratification interne de significations picturales et intellectuelles cachée, rend ces peintures convaincantes; d'une manière spontanée, l'artiste unifie la forme et le contenu, ce qui résulte par une impression suggestive d'unité et d'entité, faisant que chaque peinture semble contenir une structure bien fondée, méticuleusement construite, ferme et compacte.

En conclusion, nous pouvons constater que la peinture de Milica Kojcic réalisée jusqu'à présent est un projet artistique entier et convaincant, auquel il n’est vraiment pas possible de dénier son originalité et sa spécificité. Cela dit, cette particularité n'est pas hermétique et non-fonctionnelle, comme il arrive souvent aux œuvres de l'art moderne. Il n’est pas nécessaire d'avoir un interprète pour comprendre ses peintures. Car, malgré l’énigme que représentent ses motifs aux hommes/créatures curieux, aux strates temporels bousculés, aux interprétations métaphoriques particulières de la réalité, aux curieuses insinuations, suggestions et appréhensions, ses peintures et ses expositions ont toujours bien communiqué avec le public. Plus précisément, toutes ses représentations devenaient réelles très rapidement, faisaient partie de la réalité, ou, plus précisément encore: devenaient la réalité elle-même. De toute évidence, il faut croire en l'art de Milica Kojcic, il faut lui faire confiance, tout comme à chaque autre création du talent, de l'esprit et de l'intelligence humaine ayant une vraie valeur.