Le peintre-bête féroce

La peinture de Milica Kojcic (Svilajnac 1957) se distingue par une assurance dans l'expression, par une force et une maitrise figurale qui ne proviennent pas uniquement de ce qui est appris, du métier ou du réalisme. Elle remonte à Francisco de Goya, Pieter Brueghel et Hieronymus Bosch, et appartient autant aux nouveautés postmodernes qu'à la tradition, au nouvel expressionisme et à la trans-avant-garde, qu'à l'école belgradoise du fantastique. Elle est peut-être la seule dans la récente histoire de l'art serbe qui a réussi à trouver la clé universelle qui ouvre beaucoup de serrures des différentes écoles de peinture.

Au centre de ses tableaux, entre les personnages représentés, ne se trouve pas un espace vide, minimaliste, mais plutôt un secret. Le dessin et la peinture sont considérés de la meilleure et seule façon juste - comme un miracle, un acte héroïque de l'esprit, ou, comme le disait Mihailo Djokovic Tikalo, l'art comme « une invitation à des séances de surprise ». Les œuvres de cette artiste possèdent une dimension philosophique, elles ne se laissent pas facilement lire ni saisir, aussi bien au niveau visuel que psychologique. L'artiste résiste par le contenu à « l'insoutenable légèreté de l'être » de l'art post-moderne, faisant ainsi un pas en dehors de notre temps, abandonnant les illusions lui appartenant. Actuel et intemporel, l'art de Milica Kojcic est, au premier abord, lourd, les silhouettes sont chargées, comme enceintes, les gens portent des fardeaux qu'ils ne peuvent (ou ne savent) pas rejeter, mais pour autant l'artiste compatit avec l'homme insignifiant, avec chaque être humain. De là provient tant de nudité dans ses œuvres, l'homme est un être réprimé et menacé, exposé à la souffrance et à la détresse, fatal à soi-même également.

Parce qu'elle exprime quelque chose de durable et d'éternel, cette artiste est également une extraordinaire dessinatrice, qui au courant des années a peu changé son mode expressif, elle a juste élargi les bords de sa vison, mais n'a pas, comme tant d'autres, trahi sa prime croyance en l'art, en migrant vers des contrées artistiques plus légères. Milica Kojcic a tenu bon là où c'était le plus difficile, prenant la représentation humaine et animale comme un défi, d'une façon poétique et réfléchie. Le peintre doit parfois se transformer en monstre pour comprendre toute la mesure de l'humain, pour saisir également le bestial dans l'homme. C'est pourquoi ses œuvres ne sont pas du tout « mignonnes », parmi les artistes féminines c'est celle qui est la plus éloignée du kitch, l'avant-gardisme de ce genre appartenant à l'esthétique de la laideur, le beau pouvant être trivial ou faux. En ce sens, il faut avoir à l'esprit la pensée de Miodrag Dado Djuric disant: « Je n'aime pas parler de mes peintures, car elles ne sont pas suffisamment sanglantes et horribles », ou bien de son professeur, le dessinateur Dragan Lubarda : « Si tu veux quelque chose de léger, cela passera entre tes doigts comme de l’écume et il n'en restera rien ». Milica Kojcic n'est peut-être pas facile comme personnage non plus, et son œuvre l'est d'autant moins, car elle est en prise avec les plus grands défis artistiques et philosophiques. Elle ne veut pas le beau, et en fin de compte le laid non plus, elle ne veut pas d'une œuvre qu’elle soit quoique ce soit d'autre que vraie, et là elle pense au drame, aux paradoxes et aux passions de l'être humain. C'est pourquoi elle dessine et elle peint d’une manière extrêmement simple, mais son trait est plein de vigueur, il est multiple et porteur de sens, voulant exprimer l'essentiel dans l'homme et dans le monde, l’enfoui et l’indicible. Pour cette raison son style est tellement ouvert, elle frappe directement comme un guerrier ou, comme dirait Lazar Trifunovic, « elle se jette dans l'épicentre du problème ».

Sa motivation initiale, sa force, sa curiosité, l’amertume et la colère du puissant dessin ainsi que le regard noir et blanc sur le monde n'a pas été adouci ni par l'âge, ni par son passage ultérieur vers la peinture aux couleurs plus claires et vers une façon de dessiner quelque peu différente. En tout et de tout temps elle a gardé la continuité et l'intensité des sentiments et des idées, l'iconographie et la composition que Dragos Kalajic qualifierait de « peinture de la cruauté ». Elle est toujours comme si elle en était à ses débuts, fraiche, ou mieux vaut dire à la fin, car sa peinture vient après tout le reste, après les expériences historiques et artistiques de la post-avant-garde, comme un résumé, un espoir et une mise en garde. Il y a tellement de silence et de calme parmi ses personnages, tellement de dignité et de souffrance, comme particulière expression de sa personnalité.

Cette artiste a créé son univers déjà durant ses études à l'Académie des Beaux-Arts de Belgrade. Comme Dado Djuric dans son temps, encore étudiante, vers 1978-79 elle a commencé à créer ce qu'elle continue de faire aujourd'hui, et qu'elle continuera, d'une manière ou d'une autre, à faire pour toujours. Je me souviens de son obstination et de son charisme lors de nos rencontres dans diverses galeries, d’une année sur l’autre. En me voyant admirer avec autant d'attention et d'admiration le tableau Le Général de Uros Toskovic elle m'a dit :"Il crée comme une bête féroce!". Ceci m'a révélé quelque chose sur elle: Milica possède aussi un autre visage, à part celui de tous les jours, qui n’est pas du tout naïf et doux. « Les gens rejetés, qui ont quelque part fui la réalité, m'attiraient depuis toujours. », dit l'artiste, et tel était également le clochard ou mieux vaut dire le prophète que tous les membres du groupe « Mediala » surnommèrent Baltazar, ce qui était aussi le premier nom de ce groupe. Le professeur Zoran Petrovic, dans la classe de qui elle était inscrite, avait lui aussi une importante biographie artistique traitant du fantastique et de l’irrationnel, en plus d'être un moderniste de renom. Refusant d'être classifiée où que ce soit, consciente de sa valeur et de celle de ses prédécesseurs, Milica Kojcic a construit elle-même son monde mythologique, partant d'un point de vue décalé, délocalisé de la réalité, ancré dans les profondeurs de l'âme, là où règnent les impulsions et où la lumière ne pénètre que très rarement. Ses créatures quémandent l'amour et la chaleur humaine et non pas le sang, peut-être personne n'est aussi conscient de Dieu et du diable que les difformes. Par ses créations elle a engendré un bestiaire, une danse-macabre post-moderne de l'histoire saugrenue.

La peinture est avant tout une catégorie spirituelle, une création de l'âme, ce qui n’est que trop souvent oublié. Il serait intéressant de suivre l'évolution de la déformation picturale dans cette œuvre car, comme chez d'autres artistes, son caractère, sa griffe et sa personnalité sont incorporés dans ce qu'elle a soustrait à la réalité, ce qu'elle a déformé, créant à partir du réel une nouvelle forme vivante, aucunement contre-nature, car la nature elle-même défait, décompose et compense. Au courant (ou plutôt au milieu) de cette civilisation post-technologique, dans l'époque des gourous urbains et des cyber-guerriers, Dieu sais comment Milica Kojcic a trouvé la force et la volonté d’imposer l'ancien, de convier à nouveau dans le monde contemporain le mythique, pas seulement en puisant dans l'histoire de son peuple, mais aussi dans la préhistoire. Ses œuvres auraient pu être créées au temps de la peinture des cavernes des chasseurs et des chamans, ou dans les tribus exotiques, car elle est avant tout magicienne, femme des Balkans qui a trouvé le moyen d'exprimer les temps primitifs d'une façon qui nous est compréhensible. Barbarogénie, elle ne veut rien cultiver car elle est dé-civilisatrice, ne voulant pas de retour dans le passé ni de départ vers un avenir utopique, elle veut l'homme entier ici et maintenant. Il n'est pas juste de considérer sa figuration comme une union du réel et du surréel - elle tend à dépasser ces paradigmes, et donc il ne faut pas rattacher sa création en fin de compte ni à notre époque, encore moins lui donner un éventuel sens sociocritique. En dehors de la politique et des banalités du quotidien, l'artiste aspire à l'éternel et à l’originel, donc toujours contemporain; elle n'est pas engagée, elle est omnitemporelle. Stricte et entière, elle est ferme et confiante, ce qui n'est pas une caractéristique fréquente des gens de notre époque.

L'homme-tronc, les hommes-cochons, les têtes animales sur des corps humanoïdes, les représentations humaines sans bras, les animaux qui n'en sont pas, mais qui sont des créatures caricaturales, la ménagerie du monde et le cycle nommé cirque, témoignent du difforme, du démoniaque et du vrai. La réalité sur ces tableaux n'est pas du tout embellie, l'homme est, entre autre, un monstre. L’univers de Milica Kojcic contribue à la pure peinture avec beaucoup de cynisme, de sarcasme et d'ironie, mais aussi d'humour insoucieux – on y voit apparaître de gros « optimistes » nus aux petites ailes dans le dos! Par la satire et la grotesque elle témoigne des épreuves et des défis d'une manière rabelaisienne, donquichotienne ou beckettienne, de la seule manière possible - amèrement et franchement. Ses créations appartiennent peut-être à l'héritage esthétique des obélisques et des anciens monuments funéraires slaves posés sur les bords des routes, à la sculpture païenne des anciens Slaves ou à l'expressionisme des débuts du christianisme.

L'artiste a conçu et fait vivre son univers artistique dès son enfance, c'est pourquoi il est vrai. Par l'absurde elle se moque du spectateur mais l'attire aussi irrésistiblement - ceci est sa force, tout comme sa séparation formelle et sa non-appartenance au post-modernisme, au traditionnel non-plus d’ailleurs, compris aujourd'hui d’une manière si banale. C'est ainsi que s'est formée et développée, à partir de son Svilajnac natal en allant jusqu'à Paris, cette artiste qui met au premier plan l'éthique, de façon si tranchante et mordante qu'elle en questionne l'esthétique. A la question de savoir « Qui est l'homme » elle a répondu par le dessin et l'image du message universel, c'est pourquoi son art n'appartient ni à la Serbie ni à la France, mais au monde entier.