LES SCENES INSOLITES DE MILICA KOJCIC

Milica Kojcic est un narrateur en images, une artiste qui plonge profondément dans la géologie de la culture et la mystique populaire. Un pra-instinct, éminemment populaire, dans lequel elle plonge comme dans un magma d’éléments, a imposé à Milica son mode d’expression trans-folklorique. Elle incarne l’artiste à l’imagination non entravée, au puissant et diabolique instinct de dessiner et de peindre. Ses œuvres sont abondamment imprégnées par le souffle du mysticisme païen des Slaves et par l’esprit du subconscient populaire et paysan, mais pas dans le seul sens folklorique, plutôt dans le sens de l’immersion dans les profondeurs sombres, inquiétantes des strates des archétypes et des abysses du mysticisme populaire et des lourds labyrinthes infernaux des forces incommensurables qui dirigent l’homme. Cette artiste s’aventure dans les couches infernales et non-éclairées du subconscient, dans le monde des légendes populaires, des anciennes coutumes païennes, des fables, des superstitions qu’elle absorbait étant encore jeune enfant. On retrouve une iconographie dérangeante et vibrante dans les dessins de Milica. Ermites, anachorètes, guérisseurs, prêtres défroqués, sages, gnomes, vampires et anges du carnaval historique serbe surgissent de la lourde obscurité de la gnose slave. Les animaux sont, bien-évidemment, également présents (les hommes et les animaux faisant partie de la même ménagerie), le fait de peindre des animaux étant toujours relié au sacré, au sacrifice, à la transgression.

Au cœur-même de cette peinture se trouve une composante narrative et emblématique authentique. Nous avons devant nous un peintre scénique, tourné vers les temps passés, un chroniqueur qui ressuscite un monde chimérique semblable au monde des récits de Momcilo Nastasijevic, et qui réussit toujours à nouveau à trouver d’innovantes et étranges configurations pour ses personnages, en utilisant les procédés de stylisation, de carnavalisation et de spiritualisation fantastiques. Dans ses œuvres, tout repose sur des transvasements capillaires et sur des interactions allusives complexes. Visuellement, tout est minutieusement conçu avec précision et picturalement structuré en une synthèse d’éléments iconographiques les plus diversifiés, qui nous obligent à réévaluer notre conception de compréhension de la réalité. Fidèle à son monde iconographique pendant des années, Milica Kojcic a créé, à partir de ses protagonistes de carnaval, une métaphore profonde, philosophique sur la frustration de l’homme moderne et sur le sentiment entropique de l’impossibilité d’une vraie communication, ainsi que sur la perte de la chaleur humaine. Dans ces œuvres, vivre c’est trimer. Le port du fardeau est la maladie la plus durable. Et même l’homme le plus solide tôt ou tard trébuche sous le poids du fardeau. Milica Kojcic est préoccupée par le fardeau et la fatigue comme destinée implacable de l’homme. Sur ses peintures et dessins le fardeau est tellement fondu avec le corps qu’il en devient une partie inséparable. Les gens qu’elle représente, qui peuvent être des réfugiés, des demandeurs d’asile ou des immigrés, qui essayent, avec leurs ballots contenant l’indispensable, de traverser des frontières et désespérément cherchent à échapper à la misère, persévèrent encore invaincus, embourbés dans la décevante réalité.

On retrouve sur les tableaux de Milica les éléments d’une particulière affection biblique de Dieu envers les pauvres et les sans-abris. Quand Jésus, dans ses béatitudes, fameuses mais souvent mal interprétés, dit « Heureux les pauvres », il ne bénit pas la pauvreté mais les pauvres. En prenant le contexte de la parole de Jésus ceci est clair sans aucune ambigüité, car tout de suite après ces mots suit la promesse: « Le royaume du ciel vous appartient » – donc une situation où la pauvreté et sa cause ont été dépassées.

Les cérémonies présentées par les tableaux de Milica Kojcic ont leur référence dans le culte des morts et ce qu’Eliade nomme « le mythe de l’éternel retour ». D’après Veselin Cajkanovic, l’entière religion serbe repose sur le culte des ancêtres. Toutes les fêtes de l’année et le plus grand nombre de sacrifices sont regroupés autour de ce culte, qui, rajoutons-le, repose sur une conception animiste du monde ainsi que sur le fatalisme, c’est-à-dire sur une croyance au destin où les déesses-Parques (chez les Grecs ce sont les Moires) déterminent par avance et pour chaque être humain à sa naissance quel sera le déroulement de sa vie ainsi que le moment où elle touchera à son terme. La vision esthétique de Milica Kojcic prend le personnage humain comme centre de l’univers, à la merci d’une intuition grotesque et satirique qui décide de tout. Cette artiste contemple les aspects des visages humains de l’intérieur, mais aussi leurs masques. Le masque voulant dire protection, dissimulation, transfiguration, non-être. Chez Milica, les masques ne montrent jamais une rigidité cadavérique, mais symbolisent la nature tragique ou comique de ceux qui les portent. D’un point de vue général, on peut distinguer trois types de masques : théâtrale, mortuaire (qui réintègre la mort) et carnavalesque, masque rituel. Chez Milica, on retrouve ce troisième type de masque carnavalesque. Ses protagonistes se sont à tel point identifiés et ils ont à tel point fusionnés avec leurs masques qu’ils ne peuvent plus s’en libérer, ni les arracher. Leurs masques sont devenus leurs visages. C’est pourquoi ils ne dissimulent plus, mais au contraire, dévoilent les différentes constellations mimétiques qui se cachent derrière eux.

A travers les dislocations anatomiques et les montages des illusions, Milica Kojcic « déforme » pour encore mieux saisir la réalité et rétablir la chaleur humaine. En traitant toujours le même monde obsessif des comédies de nos caractères, en l’approfondissant et en l’enrichissant visuellement, Milica Kojcic arrive à trouver des solutions nouvelles, jamais vues auparavant. Elle arrive à nous surprendre par un rapport dramatique inattendu qui s’établit entre les personnages humains. A nous secouer par une stratification humoristique et burlesque, qui véhicule toujours dans son fond une connotation supplémentaire de tristesse, d’aliénation, de mélancolie et de désespoir. L’humour d’origine surréaliste brisant toute illusion, fait partie intégrante de la nature de Milica, et n’est pas quelque chose qui serait adopté de manière mécanique, ce qui fait que ces peintures acquièrent l’aspect de l’évidence des représentations illogiques et impossibles. Dans le dessin et la peinture de Milica Kojcic, il y a de la gestuelle humoristique, de l’humour pataphysique et une certaine maîtrise esthétique de l’absurde. Toute une cohorte carnavalesque de gens portant des fardeaux, échappés à la réalité, de chiens portant des médailles, de cavaliers sur des cochons, de prêtres défroqués, de monstres, de corps humains aux têtes animales défilent sur ses tableaux. La narrativité brutale, les silhouettes réduites, expressives, acerbes mais pas caricaturales font clairement comprendre que Milica Kojcic et ses « Railleries » sont étrangers à toute esthétisation. Le monde de démence, de sorcellerie, de superstition et de l’atmosphère véhémente sourde, véhiculent des éléments du mysticisme de la subconscience populaire et paysanne de la mythologie slave. Par rapport à son univers dessinateur unique en son genre, les peintures de Milica Kojcic sont moins descriptives. Elles sont non-affectées, réprimées, mordantes, épurées jusqu’à leur essence et leur référence à un sens d’un autre ordre, plus élevé. Renonçant à la fidélité mimétique, cette artiste s’aventure vers certaines entités du fantastique, de l’extraordinaire et du sarcastique, de l’appréhension et de la décomposition des scènes arrachées à la réalité crue de la vie. C’est pourquoi ses scènes, installées dans un espace en dehors du temps, représentent une réalité autrement façonnée.

Ce qui attire profondément vers les tableaux de Milica Kojcic est leur caractère rudimentaire. Par ses tableaux aux scènes d’une iconographie fantastique elle bouleverse, spiritualise et sacralise notre mémoire, rappelant les mots du poète: « Vous devez comprendre la sagesse des Balkans. Leur sagesse est celle d’un agneau qui tête plusieurs mères ». Au sujet des tableaux de Milica Kojcic on peut parler d’une espèce de surréalisme vériste. Tout dans sa peinture est assaisonné d’un grain de folie pataphysique, comme d’une rare épice orientale, et d’un humour désillusionné d’origine surréaliste. Cette causticité humoristique fait, sans aucun doute, partie intégrante de sa nature, et n’est pas quelque chose d’appris à l’école ou hérité. Cet humour inhabituel, magnifique et guérisseur qui fait du tableau de Milica l’évidence d’un évènement impossible, porte en soi une cohérence poétique interne. La peinture de Milica Kojcic est plus impulsive que raisonnable. Elle apparaît toujours dans une confrontation et opposition violente au monde. Dessiner et peindre, pour cette artiste cela veut dire – s’opposer. Elle est tournée vers le monde intérieur qui, par sa nature, est insaisissable. Un monde dans lequel la raison est soumise à l’instinct. Dans ce langage artistique qu’elle a adopté, tout est décidé par une forte vitalité gestuelle qui provient des ressorts dramatiques et des mystérieuses décisions dictées par l’instinct. On retrouve sur ces tableaux la concision dramatique de la représentation, la fièvre de l’essaimage et le labour de la matière picturale à la pâte rude et aigre, sans aucun maquillage.

« Sur l’échiquier du monde, Il nous place et déplace. Puis nous lâche soudain dans le puits du néant » – ainsi chantait Omar Khayyam. Entraîné par les forces de l’omniprésent destin, l’homme sur les tableaux de Milica n’est qu’un pantin à la merci des forces cosmiques, qui, guidé par ses anges et ses démons, erre dans les gouffres déserts de l’univers. Il n’est qu’une pièce impuissante du jeu d’échec que la Moire déplace suivant ses idées et les caprices de sa cinétique imprévisible. C’est pourquoi, dans ce monde diffus de chimères, d’illusions et de somnambulisme ou la flamme faustienne se consume dans le marasme et les marécages de l’âme, il ne lui est pas donné (à cet homme tragicomique de Milica), de percer la logique infernale qui gouverne le monde. C’est pourquoi il est placé dans une dimension d’esseulement et d’obscurité, dominé par un sentiment ontologique de culpabilité et de crainte d’un châtiment inconnu, contre qui il n’est possible de se lutter qu’avec un sourire amer, plutôt semblable à une grimace.